SOCIÉTÉ : Les manifestations suite à la mort de George Floyd : au-delà des clivages ethniques?
Ces derniers temps, les Etats Unis d’Amérique sont secoués par des violentes manifestations des protestations contre les tueries des noirs américains. Cette situation qui ne date pas d’aujourd’hui a suscité l’analyse du Doctorant en Sociologie à l’Université de Sakarya de Turquie Bachir Sani. Dans ce décryptage, le sociologique explique le contexte historique de ces violences et surtout les comportements des afro- américains.
L’assassinat lâche et tragique de l’afro-américain a suscité une grande indignation et révolte non seulement aux Etats Unis mais également dans plusieurs pays du monde. En effet, c’est une marrée humaine toutes catégories confondues, de toutes les couleurs sans distinction de sexe ni d’âge qui continue à occuper les rues depuis cet assassinat il y a plus d’une dizaine des jours. Ces manifestations ont naturellement débuté aux Etats Unis avec une certaine violence jamais égalée corroborant ainsi la rage et la frustration dont étaient animés les manifestants. On dénombre plusieurs arrestations au sein des manifestants et un nombre important des policiers blessés. Progressivement, en même temps que les manifestations deviennent pacifiques se sont en même temps propagées dans beaucoup de pays comme la France, l’Angleterre, l’Espagne, l’Allemagne pour ne citer que ces derniers.
Je voudrais surtout à ce niveau mettre l’accent sur les Etats Unis où les bavures policières et l’assassinat des afro-américains sont devenus monnaie courante. Il faut rappeler que cet incident sur Floyd vient s’ajouter à la longue liste des noirs américains tués au moment de leur interpellation. Selon les statistiques publiées ces derniers temps, tous les deux jours un afro-américain meurt aux mains de la police aux Etats Unis. En 2019, la population afro-américaine représente 14 pour cent de la population aux Etats Unis. Elle est la population la plus touchée par la pauvreté (taux de pauvreté de 20 pour cent contre 10 pour cent chez les blancs). Le taux de chômage est aussi deux fois plus élevé au sein de la population noire, à 6,6% contre 3,6% chez les Blancs au premier trimestre 2020.[1] En même temps les noirs constituent 30 pour 100 de la population carcérale en 2018.[2]
Une question légitime me vient à l’esprit. Mais pourquoi toujours les noirs ? Quelles sont les logiques qui sous-tendent cet état de fait ? N’y a- t-il pas des raisons sociologiques, historiques et économiques qui expliquent cette situation ?
Il faut se dire malheureusement qu’aux Etats Unis, les noirs sont impliqués dans plusieurs crimes, le trafic des drogues, des cambriolages et bien d’autres mauvaises pratiques. Ceci est le résultat logique des conditions socio-économiques désastreuses dans lesquelles ils sont maintenus depuis des décennies mais également de ségrégation, discrimination et le racisme systémique, systématique et institutionnel dont ils sont victimes au sein de la société américaine. Comme le disait W.E.B Du Bois dans son ouvrage intitulé The Philadelphia Negro, non seulement les afro-américains sont impliqués dans plusieurs crimes mais aussi « Negroes were arrested for less cause and given longer sentences than whites » (1899). On retrouve également les mêmes remarques dans l’ouvrage de John Howard intitulé Black Like Me (1961). Ce que soulignait Du Bois il y a plus d’un siècle suite à une étude empirique et scientifique est observable aujourd’hui encore aux Etats Unis peut être avec plus d’intensité.
La discrimination et surtout le racisme scientifique et social (le darwinisme) dont sont victimes les noirs constituent un fait historique, sociologique et structurel. Il y a toujours un voile qui sépare les noirs américains et les blancs disait Du Bois. Les noirs sont animés d’une double conscience et se définissent et s’identifient en se comparant aux blancs ; idée largement partagée avec Frantz Fanon dans Peaux noires masques blancs lorsqu’il affirmait qu’« un Noir se comporte différemment avec un Blanc et avec un autre Noir. »
D’après Du Bois, malgré les mauvais traitements dont sont victimes les noirs américains, ils ont tendance plus à échanger avec les blancs qu’avec les noirs dans leurs activités quotidiennes. Par exemple un noir préfère être consulté par un médecin blanc qu’un médecin noir. La question que je me pose à ce niveau est la suivante. Mais qu’est ce qui peut bien expliquer cela ? Les noirs sont-ils atteints du syndrome de Stockholm ?
Je partage entièrement l’idée de Fanon qui pense que de façon générale, l’homme noir a développé un complexe d’infériorité vis-à-vis des blancs et les considèrent dans bien des cas supérieurs à lui sur plusieurs plans. Tout de même je pense qu’au delà de ce sentiment qui peut avoir une base psychologique, d’autres explications plus profondes et plus sociologiques existent. En effet, loin d’une explication individuelle, c’est plutôt au sein des sociétés qu’il faut chercher les réponses à ces questions. Les noirs sont victimes d’un système discriminatoire, capitaliste. Ils sont maintenus dans un cercle vicieux qu’il faille démanteler pour parler comme le nigérian Wolé Soyinka.
Revenons aux manifestations grandissantes suite à cet assassinat de George Floyd. Quelles sont les raisons de cette mobilisation ? Qu’est ce qui peut bien expliquer ces rassemblements gigantesques de tous les américains sans distinction ?
Les réponses à ces questions peuvent être expliquées dans un contexte historique et sociologique. Elles expliquent la dynamique et la forte société civile au sein de la société américaine, leur degré de ce que les anglais appellent « civic engagement » et aussi leur capacité, tradition et culture à se constituer en organisation. En effet comme l’explique Tocqueville dans Democracy in America, en Amérique, les gens ont l’habitude de se rassembler en créant des organisations bénévoles, tant pour les choses moins importantes que pour des raisons sérieuses. Les mêmes idées ont été reprises et développées par des auteurs comme Coleman, Fukuyama et Putnam expliquant la forte participation communautaire et donc par ricochet la richesse du capital social en Amérique. Le peuple d’une manière générale aspire donc à la paix, à la fraternité, à la solidarité, c’est plutôt le système qu’il faut combattre.
Bachir Sani,
Doctorant en Sociologie à l’Université de Sakarya de Turquie
[1] Sources : Census, BLS et CDC, cité par Mustafa Douine
[2] Source: Department of justice, cité par Mustafa Douine